Faut-il obliger le gouvernement à dissoudre Génération Identitaire ? Voilà la question autour de laquelle ont débattu les dix participants de Balance Ton Post le 21 Janvier 2021. Les enjeux graves du débat, le nombre d’intervenants, la mauvaise foi des défenseurs du groupe d’extrême droite et l’animation chaotique de Cyril Hanouna rendent l’heure et demie d’émission difficile à suivre et quasiment inaudible. Pourtant, cette dernière a mobilisé environ 792 000 téléspectateurs, score le plus élevé pour elle depuis sa reprise en Septembre 2020. Pas besoin d’aller chercher très loin les raisons de ce pic d’audimat. C’est la présence de Thaïs d’Escufon, la représentante tête d’ange des activistes identitaires (et garante de « bad buzz » pour l’émission) qui l’explique. Cette présence, que les antifascistes de tout bord ont immédiatement critiqué sur les réseaux, est défendue sur le plateau (par Cyril Hanouna et ses éditorialistes « de gauche ») comme moyen légitime d’affronter le discours violent et xénophobe porté par Génération Identitaire. Mais cette confrontation est-elle parvenue à convaincre les téléspectateurs du caractère dangereux et illégal de cette association qui cultive la peur et l’agression du différent de soi ? Rien n’est moins sûr ; en fin d’émission, Hanouna déclare que seulement 32% des téléspectateurs votants se déclarent en faveur de la dissolution du groupuscule. Retour sur les déterminations d’une défaite.
Deux poids, deux mesures : le séparatisme raciste est-il reconnu en France ?
Reprenons l’histoire du débat. Il faut d’abord indiquer que la demande de dissolution de Génération Identitaire n’est pas du tout une nouveauté. Pour preuve, cet article du Huffingtonpost datant de 2018, où il est mentionné que la question se posait déjà au gouvernement en 2012, avant d’être à nouveau exigée, lors de la rédaction de l’article, par la direction de France Terre d’Asile. Ces derniers s’inquiètent alors de l’impunité de l’opération de « garde » menée par Génération Identitaire à la frontière alpine, opération qui avait fait beaucoup de bruit, et dont les images n’étaient pas passées inaperçues. Pourtant, la fin de l’article estime la dissolution improbable :
« La dissolution est une décision rare qui est actée par le président de la République en conseil des ministres. Cette dissolution, susceptible d’être contestée devant le tribunal administratif, n’est autorisée que lorsque les membres d’une association se sont rendus coupables de dégradations de biens, violences, incitations à la haine. Et ce de manière répétée. »
Entre temps, l’atmosphère a changé. On peut à présent entendre qu’il faut « obliger le gouvernement à dissoudre » Génération Identitaire sur le plateau de Cyril Hanouna à une heure de grande écoute. Comment l’expliquer ? Tout commence avec la résolution prise il y a deux mois, par le ministère de l’Intérieur, de dissoudre le Collectif Contre l’Islamophobie en France et BarakaCity sous prétexte d’un lien supposé avec l’assassinat de Samuel Paty. Cette résolution publique motive alors leur autodissolution. Or, rien n’est prouvé quant à quelque culpabilité de « dégradations de biens, violences, incitations à la haine ». Le tout se déroule sur fond de présomption de culpabilité. Alors, selon cet article du Monde,
« Devant le manque de preuve, l’entourage du ministre de l’intérieur avait rapidement rétropédalé : ‘‘Que ce lien existe ou pas, on comprend des services de renseignement que c’est une structure qui mérite d’être dissoute’’, indiquait-on. ‘‘On reproche à ces associations et à quelques autres d’être des propagateurs de séparatisme, c’est-à-dire de prêcher (…) que l’islam est supérieur aux lois de la République’’, ajoutait-on. »
S’est ensuivie une insistance sur cette notion de « séparatisme », comme motif suffisant pour justifier la dissolution d’associations. Actuellement, cette insistance gouvernementale continue dans la proposition, à l’assemblée nationale, d’un projet de loi « contre le séparatisme », dont « l’idée est de définir très clairement ce qui a pour projet de s’organiser en marge de la République contre la République et de lui porter atteinte. » selon Marlène Schiappa. Cette rhétorique ne se cache pas qu’elle vise avant toute chose « l’islam politique », dénoncé comme séparatiste dans la mesure où il pose ses lois au-dessus de celles de la République.
Or, par cette stratégie argumentative, le gouvernement offre simultanément un regain de légitimité à l’intention de dissoudre Génération Identitaire. C’est que le groupe d’extrême droite promeut aussi un certain séparatisme. En effet, en postulant une « identité européenne » fondée sur le droit du sang, qui autoriserait « naturellement » à repousser violemment toute forme de migration vers les pays d’Europe, toute forme de « métissage », ce collectif de jeunes racistes pose bien ses lois au-dessus de celles de la République. C’est pourquoi Joséphine Delpeyrat et Thomas Portes, représentants de l’Observatoire National de l’extrême droite, en ont profité pour publier, dès le 21 Décembre 2020, une tribune mobilisant une trentaine de premiers signataires appelant à dissoudre l’association identitaire. On y retrouve alors le même argumentaire que celui déployé contre l’islam politique par le gouvernement, mais cette fois-ci tourné contre le racisme politique en question :
« Alors que le gouvernement présente une loi dite « séparatisme » pour « faire respecter les valeurs de la république », la question des groupuscules violents d’extrême droite est un angle mort particulièrement préoccupant. […] Animé par la haine et le rejet de l’autre, Génération Identitaire, par la nature même de ses revendications et de ses actes ne peut avoir sa place dans une démocratie. La France ne peut, et ne doit, laisser une telle impunité continuer de s’installer. […] Il est temps que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités au plus vite et mettent fin aux actes de ce groupuscule fanatique dont les agissements violents sont une menace pour l’ordre public, la sécurité des personnes et la cohésion républicaine. »
Il y a bien une incompatibilité entre le racisme, entendu comme défense d’une suprématie génétique ou culturelle, et le républicanisme, entendu comme défense des choses communes qui relient entre eux chaque individu quel que soit sa provenance ou son issue. Et cette incompatibilité, cette tension irrémédiable s’est justement cristallisée sur le plateau de Balance Ton Post le soir du 21 Janvier. A un moment donné, Raquel Garrido (ex-avocate de Jean-Luc Mélenchon) y rappelle que la citoyenneté française n’est pas fondée sur le partage de déterminations génétiques ou religieuses, mais sur l’adhésion à un projet politique commun par lequel le même droit peut s’appliquer à tous sans distinction de race, de religion, de langue, de sexe ou d’opinion. De là, un fossé se creuse sur le plateau. D’un côté, se rangent ceux qui identifient la France à un héritage génétique ou culturel fixe. De l’autre, ceux qui l’identifient au projet d’articuler l’ensemble des citoyens autour d’un seul droit commun mouvant. Cette distinction étant admise, les représentants de l’extrême droite refusent alors de dire « Vive la République », et lui opposent un sanguinaire « Vive la France ». Le clivage est alors explicite. Génération Identitaire, et ses défenseurs comme Geoffroy Lejeune, rédacteur en chef de Valeurs Actuelles, et Jean Messiha, ancien membre du RN, se déclarent anti-républicains.
Un débat perdu d’avance
C’est ainsi que,cinq jours après l’émission, les grand médias relatent un « Gérald Darmanin […] ‘‘scandalisé’’ par les opérations antimigrants de Génération identitaire [et ayant] demandé à ses services de réunir les éléments permettant de dissoudre le groupuscule d’extrême droite. [Il aurait aussi] évoqué ‘‘un travail de sape de la République des militants de Génération identitaire’’. ». Tout semble alors indiquer que le ministre de l’Intérieur fera preuve de cohérence avec son discours sur les « valeurs de la République », en rappelant leur incompatibilité avec toute position d’extrême droite.
Si tel est le cas, nous pourrons nous en réjouir. Néanmoins, cette dissolution sera opportune, momentanée, et n’affectera malheureusement que peu la montée en force objective des idéologies d’extrême droite dans le débat public. En effet, une fois Génération Identitaire dissoute, les relais qui font aujourd’hui la promotion de son activisme resteront, eux, intacts. Relais dont fait par exemple partie C8, chaîne d’accueil de Cyril Hanouna et de ses (trois) émissions. En effet, une extrême droitisation continue et constante des chaînes du groupe Vivendi (c’est-à-dire Canal+, CNEWS et C8) est observable par tous. Les exemples ne manquent pas : défense d’Eric Zemmour contre le CSA, consensus pro-Trump sur CNEWS, ou même, tout simplement, la présence régulière de Geoffroy Lejeune parmi les éditorialistes de Balance Ton Post… Les chaînes du groupe Vivendi ne se cachent plus d’autoriser à l’extrême droite de prendre la parole sur ses plateaux. « “Nous sommes proches des attentes des téléspectateurs, en abordant les thèmes de la machine à café, sauf que nous ne le faisons pas en secret” » ose avancer à ce sujet le directeur général des antennes de Canal+ d’après un article du Monde se penchant sur la question. On apprend aussi, dans cet article, que ces « chaînes d’information se disputent les jeunes journalistes tendance “réac’ de droite” », et, surtout, que « l’actionnaire est satisfait. ‘‘Vincent Bolloré m’a dit cet été qu’il était très content des audiences de CNews. Il est en support et en soutien’’ […] A tel point que le milliardaire a voulu capitaliser sur ce succès, en rachetant cet été Europe 1 […] Jugeant que la radio est gangrenée par des journalistes de gauche, il avait l’idée d’y placer les animateurs de la maison.” ».
Nous avions promis d’expliquer pourquoi, malgré un effort considérable fourni par la plupart des intervenants de Balance Ton Post pour convaincre de l’importance de dissoudre Génération Identitaire, le vote des téléspectateurs fut largement contre cette dissolution. La raison paraît maintenant évidente : les téléspectateurs réguliers de C8 et de ses chaînes sœurs, qui ont répondu aux votes, sont les premières victimes de l’idéologie que la chaîne relaie constamment : celle d’un suprémacisme génétique ou culturel français, qui suppose toujours la supériorité de son sang (blanc) ou de son histoire (à la limite, européenne) sur le reste du monde. Ce suprémacisme a, pendant l’ère coloniale, justifié la prétention à une domination économique mondiale. S’il est toujours là, c’est qu’il est à nouveau en train de la justifier. Le libre développement d’empires économiques mondiaux par une minorité identitaire trouve aujourd’hui encore sa justification dans le débat public par ces canaux. On y cultive l’idée qu’il y aurait un droit suprême accordé à un peuple dont l’identité, jugée supérieure, l’autorise à disposer de la planète et des travailleurs du monde entier pour son intérêt propre. Cette logique, en son ADN, ne peut tolérer ni écologisme – puisque cela suppose un bien commun, la planète, n’appartenant à aucune nation particulière – ni solidarité internationale -puisque cela suppose de s’opposer aux violences et à la misère engendrée par tout mode d’exploitation unilatéral et narcissique, centré sur l’identité supérieure des exploitants.
Mais pourquoi le groupe Canal +, et derrière eux le groupe Vivendi, feraient-ils la promotion d’une telle manière de penser néocoloniale, antisociale et antiécologique ? Peut-être parce que leur actionnaire majoritaire, Mr. Vincent Bolloré, est l’actuel détenteur d’un scintillant empire économique héritant des pratiques du XIXé siècle. On pensera notamment au vaste réseau formé par ses entreprises de transports et de logistique implantées de partout en Afrique , mais aussi à son acquisition, il y a vingt ans, d’un joyau financier taillés dans d’anciennes colonies : les capitaux de la banque Rivaud, alimentés aujourd’hui encore par tout un réseau d’exploitations directement issues de l’ère coloniale des pays d’Europe. Les détails de cette histoire peuvent être retrouvés dans ce dossier de Mediapart publié en 2009. On y lit que
« [L’empire Rivaud est une] puissance financière coloniale, propriétaire de millions d’hectares de plantations en Afrique et en Asie, [qui] a au fil des décennies accumulé des centaines de millions – des milliards aujourd’hui – dans les paradis fiscaux les plus divers. ».
C’est ainsi que « l’essentiel de la richesse du groupe Bolloré provient d’Afrique. En vingt ans, Vincent Bolloré s’est construit un royaume sur les débris de l’empire colonial français. Des entrepôts aux ports, il contrôle l’ensemble de la chaîne logistique et de transports sur les matières premières produites en Afrique de l’Ouest. Mais son emprise va plus loin. Même s’il n’apparaît qu’au second plan, il est un des actionnaires majeurs de Socfinal, un groupe qui exploite parmi les plus grands domaines de plantation d’Afrique. ».
Socfinal, voilà une entreprise qui va justement nous permettre de montrer que Bolloré a tout intérêt à saboter la progression de toute idéologie écologiste ou internationalement solidaire, au profit d’idéologies suprémacistes. En effet, les travailleurs d’une de ses filiales, Socapalm, une exploitation d’huile de palme au Cameroun, se sont mis en grève en 2008 pour dénoncer leurs conditions de travail et de salaire. Pour autant, ces salariés sont toujours en lutte pour hausser leurs conditions de travail et de revenu, en atteste ce document d’un syndicat international (le SHERPA) datant de 2015, et ces recommandations du gouvernement français datant de 2020. Bolloré est donc objectivement en lutte constante contre des organes de solidarité internationale. Ensuite, la WWF et d’autres organisations internationales ont aussi dénoncé la déforestation faite par la même société Socapalm avant 2009. Malgré cela, et jusqu’à preuve du contraire, l’intensité de la production, et donc de la déforestation, n’a pas baissé. Donc Bolloré est aussi constamment en lutte contre des organes écologistes internationaux. Enfin, s’il ne cède rien sur ces luttes, c’est qu’il est fondamentalement convaincu de son droit suprême à abuser des travailleurs d’Afrique et de l’environnement naturel qui s’y trouve aussi longtemps que cela bénéficie à son capital, partagé avec les autres membres (Européens) de l’empire Rivaud.
Faut-il obliger le gouvernement à dissoudre Vivendi ?
Afin de convaincre du devoir gouvernemental de dissoudre Génération Identitaire, la gauche du plateau de Cyril Hanouna a su faire valoir le caractère séparatiste du racisme qui anime ce groupuscule d’extrême droite. En faisant reposer l’identité nationale sur des déterminations génétiques, historiques ou sociales, ce racisme mine l’identité fondée sur l’adhésion à un projet politique commun. Il fait passer le droit du sang au-dessus du droit commun, les lois privées de la famille au-dessus des lois de construction d’un monde commun à tous.
Il s’agit là d’une base argumentative solide. Pourtant, nous ne pouvons que constater sa faible force de conviction. C’est que, pour combattre ce type d’idée, il faut aller plus loin. Il faut s’attaquer aux forces matérielles quotidiennes qui implémentent la vision identitaire des choses. Donner à voir les institutions concrètes qui donnent de la légitimité, au sein de la République française, et avec bien plus de force que Génération Identitaire, au retour du suprémacisme de la race justifiant les pires crimes internationaux.
Les empires comme ceux de Rivaud/Bolloré défendent de tels système de valeurs anti-Républicains. Leurs propriétaires s’identifient à leurs héritages, contre tout droit commun articulant progressivement les différences privées autour d’une justice garantie pour tous. Et ils s’emparent des médias pour légitimer ces valeurs. Face à cela, on peut se demander si Cyril Hanouna, se garantissant un soir le « bad buzz », ne devrait pas inviter le patron du patron de son patron, Vincent Bolloré, sur le plateau de Balance Ton Post, pour débattre avec ses invités de la question suivante : « Faut-il obliger le gouvernement à dissoudre le groupe Vivendi ? ».